STENDHAL
Ses romans sont presque tous autobiographiques (mais en est-il qui ne le sont pas?). C'est, pour Stendhal, l'idéal qui fournit la jauge à laquelle doit se mesurer le réel; cet idéal cristallisé par Napoléon à qui Julien Sorel voue une véritable passion."Quoi! n'est-ce que ça?" est une exclamation à la fois propre à Stendhalet qui témoigne a contrario de la prégnance de l'idéal chez l'humain.Balzac avait noté le ton "sec et sarcastique" de S., alors même qu'il le faisait rire en lui contant une histoire italienne
Le Rouge et le noir (1830)
Les batailles et les victoires, que remporte Julien en amour avec Mme de Rênal, suffiront-elles à lui faire oublier les rêves et la gloire personnifiés par Napoléon, dont il cache le portrait sous son lit?
On ne comprendra rien à l'ère napoléonienne si l'on passe sous silence l'enthousiasme des jeunes gens qui voyaient se réaliser sous leurs yeux et avec leurs bras le rêve révolutionnaire de 1789: les trônes abattus, l'ancien régime et ses privilèges détruits, la nouvelle société basée sur la raison et les droits ébauchée. C'est ainsi qu'il faut comprendre que le patriote exagéré que fut le jeune Beyle entra totalement dans l'orbite de Napoléon, comme en témoigne, entre autres le début de la Chartreuse de Parme; c'est ce que décrit avec tant d'éloquence Michelet qui a pu écrire des armées révolutionnaires que "la poussière des chemins se soulevait à l'avance sur leur passage"; c'est pourquoi le philosophe Hegel, assistant à l'entrée de Napoléon à Ulm, dit avoir vu passer l'esprit du monde à cheval; c'est ce qui poussa une certaine famille de négociants de Livourne à collaborer avec l'armée de la Grande Nation commandée par Bonaparte en 1796-1797; c'est ce qu'attestent les nobles dernières paroles prêtées par Venant-Deno n au général Dessaix, à Marengo: "Allez dire au premier consul que je meurs avec le regret de n'avoir pas fait assez pour la postérité."
La legende napoleonienne s’inscrit dans un contexte naissant du XIXeme siecle qu’est le romantisme. Nous retrouvons dans Le Rouge et le Noir de Stendhal cette generation perdue, marquee par Julien Sorel et a la recherche d’un ideal incorpore par Napoleon. Les ames romantiques y decouvrent l’exaltation, la grandeur, la puissance, le genie, … Evidemment, le Memorial de Sainte-Helene ne laisse qu’une l’image d’un heros romantique. Mais Las Cases n’est pas le seul a entretenir cette legende. Des artistes, des chansonniers, des ecrivains comme Jean Tulard ou les generaux Montholon et Gourmand publient des chansons ou livres qui glorifient les exploits de cet Empereur dechu (Memoires pour servir a l’histoire de France) ; d’autres le critiquent pour son despotisme et son imperialisme (Jacques Bainville, Charles Maurras ou Leon Daudet).
d'une part l'opposition du roman realiste au roman romantique , cette opposition se realisant par rejet et denigrement du roman "romanesque", " a l'eau de rose" , etc.. (voir par ex. Emma Bovary et ses lectures de jeunesse, voir aussi le personnage de Julien Sorel qui monte a l'assaut de Mathilde, les poches bourrees de revolvers comme si on lui tendait une embuscade....
d'autre part, ce rejet du roman "romanesque" par les lecteurs pour la raison que le "roman romanesque" n'est qu'un jeu qui n'a rien a voir avec la realite. [voir a ce sujet l'opposition entre Julien Sorel dans Le Rouge et Le Noir et son pere au debut du livre, lorsque nous decouvrons Julien pour la premiere fois ]. Ce rejet, peut etre percu dans la dimension pejorative d'expressions habituelles utilisant le terme de roman : "tout ca c'est du roman " ou "la vie est un roman". On prefere ce qui est vrai a ce qui est invente : il faut donc que le roman, s'il veut conserver son public "fasse vrai". Il est singulier que Stendhal passe encore aujourd'hui dans certains milieux pour l'avocat de Tartuffe a cause du Rouge et Noir.
Julien Sorel ou la chronique d'un hypocrite
Le Rouge et le Noir, un roman de Stendhal (1830) En prêt au Centre culturel français.
C'est un roman écrit dans la première partie du XIXème siècle, inspiré de deux faits divers. Premièrement, l'affaire Lafargue : un ouvrier tombe amoureux d'une femme mariée. Mais celle-ci veut rompre. Lafargue se venge en la tuant. Deuxièmement, l'affaire Berthet. Ce fils de maréchal-ferrant est admis au séminaire de Grenoble (la ville natale de Stendhal). Mais, très malade, le jeune homme est obligé d'interrompre ses études et devient précepteur dans une famille riche. Il est alors accusé d'avoir une liaison avec la maîtresse de maison. Renvoyé, Berthet reprend du service dans la maison voisine où il est soupçonné de séduire la mère de ses élèves. Persécutée par son ancienne maîtresse qui ne supporte pas d'avoir été si facilement remplacée, le jeune Berthet se venge et lui tire dessus. Il est ensuite condamné à mort.
Complexe d'infériorité
Les traits principaux de la pauvre vie de Julien Sorel, le héros du roman, sont un mélange de ces deux histoires. Pas très imaginatif, le père Stendhal qui s'est contenté de dépouiller les chiens écrasés. Mais grâce à son style souple et prévenant -il n'hésite pas à s'inquiéter de l'ennui du lecteur-, il est vite pardonné.
Julien est fils de charpentier. Mais il est chétif et adore la lecture, deux défauts impardonnables pour réussir dans le métier de son père. Que peut-il faire alors ? S'il était né plus tôt, il aurait pu servir dans l'armée de Napoléon, «l'homme providentiel» que Dieu a envoyé pour sauver le peuple, et s'habiller de rouge. Mais il est trop tard. Déterminé à faire carrière à tout prix, il choisit la religion et l'habit noir. Il apprend par cur toute la Bible en latin et devient un phénomène, un miracle. Julien Sorel gravit alors les échelons de la société et se retrouve précepteur chez M. de Rênal. Peu de temps après, il a une liaison avec la femme de son patron. Découvert, il quitte son emploi et se met ensuite au service de M. de la Mole. Sorel découvre le milieu de l'ancienne noblesse parisienne et l'amour de Mathilde, la fille de son bienfaiteur. C'est le mariage mais Mme de Rênal vient compromettre cette relation. Harcelé, Julien tente de la tuer dans une église de deux coups de pistolet, puis il est guillotiné. Fin sans gloire d'un ambitieux...
Julien Sorel est le héros stendhalien par excellence, torturé par ses contradictions. Il séduit déjà deux femmes de natures tout à fait distinctes. L'une voit dans le jeune précepteur son fils aîné. L'autre est hautaine et orgueilleuse. Mathilde vit encore dans le passé et recherche en Julien son aïeul Boniface de la Mole, l'amant de la reine Marguerite de Navarre, un maître tyrannique. De son côté, Julien ne pense qu'à lui. Aimer Mme de Rênal ou Melle de la Mole n'est qu'un prétexte afin de faire ses preuves dans cette haute société et anéantir son complexe d'infériorité. Peur d'être mal traité, peur surtout de paraître ridicule. Julien scrute, examine, analyse les moindres faits et gestes de ses conquêtes : Mme de Rênal retire sa main de la sienne. Ne serait-ce pas là une marque de mépris ? Paralysé par l'obsession de son rang, Sorel ne parvient pas à éprouver de l'amour. Dans l'âme de ce jeune homme du peuple, les sentiments se brouillent.
Le Rouge et le Noir est une uvre attirante. Son titre d'abord fascine par la netteté des couleurs. Le rouge, symbole d'un rêve militaire, peut-être le sang de Mme de Rênal répandu sur le sol de l'église. Le noir, choisi par le héros pour faire carrière en se servant de la religion, peut-être aussi le deuil que porte Mathilde à la mort de son mari.
Par ailleurs, dans cette société machiavélique, l'hypocrisie n'est point un défaut. Au contraire, elle est justifiée, un avantage même dans un monde livré aux vices, où on ne trouve personne à admirer ou à respecter. Julien est l'un de ces hypocrites qui se sert des gens comme de ponts pour franchir les paliers de la hiérarchie sociale et réaliser ses rêves. En fait, Stendhal nous propose une chronique du XIXème siècle, d'une génération de jeunes gens dont Sorel est le représentant. Mais au-delà de l'espace du roman, il est aussi le miroir d'une jeunesse actuelle qui rêve, comme Julien sublime Napoléon, de vivre d'autres temps plus héroïques.
Nissrine A. Sheikh
Le Rouge et le Noir raconte l’histoire de Julien Sorel , jeune homme admirateur de Napoléon qui hésite entre une carrière ecclésiastique ou militaire , qui a du succès auprès des femmes , et qui , parti d’une situation difficile arrive petit à petit à une respectable situation , malheureusement à la fin du livre il décède.
Dans ce roman , à travers le héros , Stendhal fait l’éloge de Napoléon Bonaparte . Julien Sorel , dés son plus jeune âge ( ‘‘Dés sa première enfance , la vue de certains dragons du 6e , aux longs manteaux blancs et la tète couverte de casques aux longs crins noirs , qui venaient d’Italie et que Julien vit attacher leurs chevaux à la fenêtre grillée de son père , le rendit fou de l’état militaire . Plus tard , il écoutait avec transport les récits des batailles du pont de Lodi , d’arcole , de Rivoli...’’) , admire l’Empereur et rendu à un âge de réflexion il regrette son départ (‘‘Depuis la chute de Napoléon , toute apparence de galanterie est sévèrement bannie des moeurs de la province’’, ‘‘Quand la présence continue du danger a été remplacée par les plaintes de la civilisation moderne , leur race (des âmes héroïques) a disparu du monde .’’ ‘‘Ah ! s’écria-t-il (Julien)que Napoléon était bien l’homme envoyé de Dieu pour les jeunes Français ! Qui le remplacera ? Que feront sans lui les malheureux , même plus riches que moi , qui ont juste les quelques écus qu’il faut pour se procurer une bonne éducation , et pas assez d’argent pour acheter un homme à vingt ans et se pousser dans une carrière ! Quoi qu’on fasse , ajouta-t-il avec un profond soupir , ce souvenir nous empêchera d’être heureux !’’)
Et le rêve de Julien Sorel est de succéder à son héros (‘‘Son bonheur n’eut plus de bornes lorsque , passant près du vieux rempart , le bruit de la petite pièce du canon fit sauter son cheval hors du rang . Par un grand hasard , il ne tomba pas ; de ce moment il se senti un héros . Il était officier d’ordonnance de Napoléon et chargeait une batterie .’’)
Si vous avez raté le roman
Stendhal ne sculptait pas ses romans dans le marbre. Il écrivait vite, très vite, pour capter la vitesse de la vie, saisir son époque. La trame du roman est d'ailleurs tirée d'un fait divers qui agita l'lsère en 1827. Son héros Julien Sorel est un jeune homme pauvre et doué qui, dans la France ultra et bigote de la Restauration, ne peut sortir de sa condition que par la prêtrise et les femmes, car Julien est beau garçon. Il n'est pas Rastignac, trop impétueux pour cela. Ni Don Juan. Ce sont les femmes qui le choisissent.
D'abord, madame de Rênal, la provinciale, épouse du maire de Verrières, la petite ville où Julien est né, qui l'a engagé comme précepteur des enfants. Puis Mathilde de La Mole, la Parisienne, enfant gâtée et fanstasque du marquis de La Mole, un pair du royaume dont Julien est devenu le secrétaire. Alors qu'il est sur le point d'épouser la jeune fille, il prend connaissance de la lettre, toute de venin, que madame de Rênal a envoyée à son futur beau-père, le marquis. Il décide de la tuer. Julien, comme tous les héros de Stendhal, ne mourra pas dans son lit.
Un grand écrivain appartient à tout le monde et
Stendhal est de ce point de vue un écrivain singulier, pour employer un qualificatif qu'il affectionne, au point qu'on le trouve parfois à plusieurs reprises dans la même page de l'un de ses romans et des centaines de fois dans son oeuvre.
Singulier d'abord parce qu'il a été peu lu de son vivant, même s'il a suscité l'admiration de Balzac et de Goethe, ce qui n'était pas rien. Lui-même pensait qu'il serait lu plus tard, en 1880, en 1930... et il avait vu clair. Il est aujourd'hui considéré dans le monde comme un des plus grands écrivains de tous les temps, si son temps l'a ignoré.
Mais il n'a jamais cessé de susciter des sentiments divers et s'il éveille chez les uns une sympathie pour des raisons parfois contradictoires, d'autres au seul bruit de son nom débordent d'indignation et d'injures.
Ainsi Claudel, vous le savez, qui voyait encore en lui "un pachyderme", un "épais philistin" et se conentait de le classer dans le nombre des "ratés et des refoulés de l'amour".
En ce qui me concerne ce que je trouve singulier chez ce grand écrivain, ce que j'aime en lui, c'est justement qu'il est un personnage contrasté, à l'image de la vie elle-même. Certains de ses détracteurs - et amis quelquefois - ont beau jeu de dire qu'il a tenu sur tel personnage ou tel évément historique des propos contradictoires mais, j'y reviendrai, il me semble au contraire qu'au-delà de ces contradictions, qu'il se situe, lucidement, dans le sens du devenir historique et qu'il porte un jugement perspicace sur la société de son temps. S'il ne se refuse pas à voir les contradictions, y compris les siennes propres, il reste ancré sur l'essentiel. Ce qui le conduit à jeter un regard sévère sur l'époque de la Restauration et de la monarchie de Juillet, en restant fidèle à ses premières amours jacobines.
Il est singulier que Stendhal passe encore aujourd'hui dans certains milieux pour l'avocat de Tartuffe à cause du Rouge et Noir.
Dès son enfance au contraire, le jeune Beyle se révolte devant toutes les manifestations d'hypocrisie. Et à la fin de sa vie, il remarque dans Henri Brulard : "La société prolongée avec un hypocrite me donne un commencement de mal de mer."
Toute son oeuvre sera marquée par ce sentiment.
Il y a d'abord l'aspect littéraire du problème, la question du style : on sait comment l'horreur de l'emphase le conduit à prendre le Code civil pour modèle - du moins l'assure-t-il - et comment il faillit, dit-il, se battre en duel à cause de "la cime indéterminée des forêts" de Chateaubriand, qui trouvait des admirateurs dans son régiment.
"Le style de M. de Chateaubriand et de M. Villemain me semble dire : 1. beaucoup de petites choses agréables mais inutiles à dire... 2. beaucoup de petites faussetés agréables à entendre."
On sait aussi comment, pour protester contre l'enseignement que lui dispense le jésuite Raillane, il se réfugie avec passion dans l'étude des mathématiques, où, pense-t-il, l'hypocrisie n'est pas possible. Ces chères mathématique dont, faisant beaucoup plus tard le bilan de sa vie, il pouvait dire encore dans La Vie d'Henri Brulard : "J'aimais et j'aime encore les mathématiques comme n'admettant pas l'hypocrisie et le vague, mes deux bêtes d'aversion."
Paul Valéry a raison de remarquer : "Suprêmement sensible à l'hypocrisie, il flaire à cent lieues, dans l'espace social, la simulation et la dissimulation. Sa foi dans le mensonge universel était ferme et presque constitutionnelle."
Mais ce n'est là encore qu'une approche de la question. Pendant longtemps, son journal en fait foi, Stendhal a été hanté par le Tartuffe de Molière. Dans Le Rouge et le Noir, il s'attaque lui-même au coeur du problème et nous fait comprendre admirablement qu'il ne s'agit pas en l'occurrence de psychologie individuelle, ni encore moins de métaphysique, mais en dernière analyse de politique.
Car le véritable accusé dans Le Rouge et le Noir, ce n'est pas Julien, mais la société. Et non pas la société en général donnée une fois pour toutes, mais celle que connaît Stendhal et dont il démonte les rouages avec une précision d'horloger.
La révolte de Stendhal est historiquement datée. Que nous montre en effet Le Rouge et le Noir ? Que, dans une société soumise à la tyrannie d'une classe dominante (et l'auteur décrit très concrètement comment s'exerce, sous la Restauration, cette domination des nobles et de la Congrégation), celui que le sort a fait naître dans une "classe dite inférieure" n'a le choix qu'entre l'hypocrisie et la révolte. Et Le Rouge et le Noir, côté Julien, est révolte et non pas hypocrisie;
La morale, c'est tout ce qui est utile à la caste privilégiée. L'hypocrisie n'est pas dans ce cas le fait de l'individu. Elle est partout, elle est la condition même du bon fonctionnement du système social. C'est la société qui l'impose à l'individu, et celui-ci n'a pas le choix, il est contraint d'accepter la règle du jeu, de feindre d'être dupe s'il ne veut pas être rejeté et condamné. Car "mentir n'est-il pas la seule ressource des esclaves" ?
L'"égotisme" dont Stendhal a fait sa philosophie personnelle n'est au fond que l'aspiration de l'individu à se libérer de cette gangue sociale, qui l'empêche de s'épanouir.
A plusieurs reprises, dans son Journal, il feint de s'excuser d'avoir recours au mot et à la chose comme s'il était inconvenant de parler de soi. Ne soyons pas dupe de cet accès de modestie littéraire à laquelle il nous convie sans beaucoup y croire.
Ce qui est vrai c'est que l'égotisme n'est ni exemplaire ni valable en tout temps et en tout lieu. Sa valeur est singulière, circonstancielle et se mesure à la qualité de celui qui le pratique. M. de Chateaubriand peut apparaître, c'est Stendhal lui-même qui le dit, comme "le roi des égotistes", il opère cependant sur un autre registre que l'auteur du Rouge et Noir, qui remarque : "Je suis comme une femme honnête qui se ferait fille : j'ai besoin de vaincre à chaque instant cette pudeur d'honnête homme qui a horreur de parler de soi."
L'égotisme c'est la résistance à une société injuste, avec les moyens du bord. C'est la revendication d'être soi-même face à des contraintes extérieures jugées inacceptables. D'où l'exaltation permanente du naturel qui s'oppose à la vanité, comme l'être s'oppose au paraître. Le naturel c'est la sincérité, la passion, le mépris des faux-semblants et des convenances, le refus d'accepter la règle d'un jeu social fondé sur le mensonge. Ce n'est donc pas de l'égoïsme et ce n'est pas seulement la volonté de se faire, suivant le mot de Valéry, "l'insulaire de l'Ile Moi" car Stendhal et ses héros professent une morale qui est, comme toute morale, une règle de la vie en société : celle de l'utilité.
L'égotisme est une réaction d'autodéfense de l'individu à cette époque précisément - celle de la Restauration et de la monarchie de Juillet - contre les sentiments bas, les ambitions subalternes, l'amour de l'argent, l'intolérance et l'arbitraire du despotisme : "Tout ce qui était tyrannie, écrit Stendhal, me révoltait et je n'aimais pas le pouvoir."
Cette aspiration à la liberté dépasse le niveau de la revendication individualiste. Elle est porteuse d'un espoir plus vaste qui réconcilierait l'homme révolté avec la société. Mais cet espoir est exclu dans un système fondé sur le mensonge et l'obscurantisme. Qu'il s'agisse de l'Italie féodale, de la France de la Restauration, ou de la monarchie de Juillet, partout c'est l'hypocrisie qui fait loi. Quel est le leitmotiv de l'enseignement dispensé par la Congrégation sous Charles X : "Ce sont les livres qui ont perdu la France." Quelle est la philosophie en honneur dans les classes dirigeantes à Parme ? "Le marquis del Dongo professait une haine vigoureuse pour les Lumières : ce sont les idées, disait-il, qui ont perdu l'Italie." Quel est le conseil donné à Fabrice par le bon abbé Blanès (détesté par le marquis "parce qu'il raisonne trop pour un homme de si bas étage") : "Si tu ne deviens pas hypocrite, lui disait-il, peut-être tu seras un homme." Quelle est la règle de conduite impérative dans le noble salon de l'hôtel de La Mole où Julien, qui fait ses premiers pas d'homme introduit dans le monde, s'aperçoit que "la moindre idée vive semblait une grossiéreté" ? Stendhal nous résume cette règle non écrite en paraphrasant Beaumarchais : "Pourvu qu'on ne plaisantât ni de Dieu, ni des prêtres, ni du roi, ni des gens en place, ni des artistes protégés par la cour, ni de tout ce qui est établi, pourvu qu'on ne dît de bien ni de Béranger, ni des journaux de l'opposition, ni de Voltaire, ni de Rousseau, ni de tout ce qui se permet un peu de franc-parler, pourvu surtout qu'on ne parlât jamais de politique, on pouvait librement raisonner de tout."
Pour Stendhal, le pouvoir engendre inévitablement la courtisanerie et il écrit joliment : "Le chevalier bégayait un peu parce qu'il avait l'honneur de voir souvent un chevalier qui avait ce défaut."
Mais c'est peut-être le personnage de Lamiel - sorte de double féminin de Julien Sorel - qui manifeste avec le plus d'éclat son dégoût de l'imposture et son refus d'être dupe des fausses apparences : "Le premier sentiment de Lamiel à la vue d'une vertu était de croire à une hypocrisie." Elle pousse même jusqu'à l'absurde cette volonté d'être sincère pour sa part, quoi qu'il en coûte, et d'être aimée en retour pour elle-même et non seulement pour sa beauté.
C'est le singulier épisode du "vert de houx" lorsqu'elle frotte une de ses joues avec ce produit pharmaceutique qui a la propriété d'enlaidir momentanément les plus charmants visages. Elle veut vérifier si le jeune duc qui est amoureux d'elle résistera à cette épreuve. Estimant que l'amour véritable ne peut se contenter de l'apparence, elle entreprend ce jeu singulier, un peu comme cette héroïne de l'Astrée qui se déchire le visage avec son diamant pour s'assurer qu'elle est réellement aimée. Telle est l'exigence absolue de la passion selon Stendhal. Telle aussi la méfiance profonde de ses héros à l'égard de ce qui leur paraît mensonge, truquage, hypocrisie dans "cet ignoble bal masqué qu'on appelle le monde" (Lucien Leuwen, cap. 17).
Après avoir découvert que "le monde" - la société de la Restauration et de la monarchie de Juillet - est un ignoble bal masqué, après avoir mis à nu le fonctionnement d'un système fondé sur l'hypocrisie et la tyrannie de l'argent, quelle attitude va adopter le héros stendhalien à la recherche du bonheur ?
La réponse à cette question est liée à l'appartenance sociale des héros : constatation qui pourrait apparaître comme un truisme si la littérature jusqu'à lui n'avait pas - pour des raisons historiquement compréhensibles - à peu près totalement masqué cet aspect des choses. C'est même là un des traits qui font de Stendhal un romancier délibérément moderne : Le Rouge et le Noir par exemple est sans doute dans notre histoire le premier roman où le problème de classe soit posé avec une telle netteté, où il constitue la trame même de l'action.
Il existe un dénominateur commun à la plupart des personnages de Stendhal, même les plus différents au premier abord, sans doute parce que l'auteur a mis dans chacun d'eux beaucoup de ses rêves et de sa propre expérience. Cependant leur comportement est fonction du milieu dont ils sont issus et pour tout dire de leur classe.
Toute sa vie, Henri Beyle a été un touriste passionné du monde sous tous ses aspects. Mais il n'a pas seulemnt parcouru les routes d'Europe. Dans son oeuvre, il nous invite à une véritable exploration des classes sociales.
Tout se passe comme s'il s'était dit : "Qu'aurais-je pu être si j'étais né paysan et pauvre sous la Restauration ?" Et il a créé Julien Sorel. Fils de banquier sous Louis-Philippe, il aurait pu être Lucien Leuwen. Et Fabrice del Dongo, s'il était né noble dans une petite principauté d'Italie au début du XIXe siècle. Il a même poussé la curiosité jusqu'à se dire : "Et si j'avais été une femme." Il a alors écrit Lamiel, roman très en avance sur son époque et qui pose avec une audace à faire grincer les dents de beaucoup le problème de l'émancipation de la femme.
Tous ses héros, chacun à sa manière, se sentent étrangers dans la société où ils vivent. Pour la même raison fondamentale. Mais ils réagissent différemment compte tenu de leur origine sociale. A vingt ans, dans son Journal, Stendhal s'adressait à lui-même cette mise en garde : "Ne pas prêter à des gens d'une classe des idées que l'on n'a que dans une autre classe. Les gens du peuple parlent-ils souvent du bonheur comme nous l'entendons ?" Julien Sorel est en butte à l'humiliation et à la pauvreté, mais non pas Fabrice ou Lucien Leuwen que le sort a comblés. Ceux-là s'ennuient, l'autre non.
C'est en liaison avec la société de son temps que Stendhal pose le problème de l'"Ennui", ou si l'on veut du "Mal du Siècle". Là encore sa position est résolument antimétaphysique parce qu'il flaire la mystification derrière la grandiloquence des attitudes. Tout d'abord il n'a pas assez de sarcasmes à l'égard de ceux qui se sont conquis une célébrité en se faisant les spécialistes du désespoir. "Ce qui fait marquer ma différence avec les niais importants ... qui portent leur tête comme un saint sacrement, c'est que je n'ai jamais cru que la société me dût la moindre chose. Helvétius me sauva de cette énorme sottise. La société paie les services qu'elle voit."
Après avoir ramené le problème du ciel sur la terre, il diagnostiqua le "Mal du Siècle" en ces termes : "Les sentiments vagues et mélancoqliques, partagés par beaucoup de jeunes gens riches à l'époque actuelle, sont tout simplement l'effet de l'oisivieté."
Julien ne connaît pas l'ennui parce qu'il a, comme dira plus tard Rimbaud, "la réalité rugueuse à étreindre". Lucien ou Fabrice, au contraire, doivent lutter contre le monstre et ne peuvent y échapper que par l'amour.
Le héros de Stendhal ne se croit pas l'objet d'une malédiction divine. Il ne s'estime même pas personnellement victime de l'incompréhension ou de la méchanceté des autres : "Je n'ai jamais eu l'idée que les hommes fussent injustes pour moi." Non, sa critique est plus fondamentale. Il rejette la règle du jeu de la société dans laquelle il vit. Julien, le plébéien, parce que cette société l'opprime, Fabrice ou Lucien - les privilégiés - parce qu'elle opprime les autres et qu'elle ne leur offre pas une raison de vivre. L'un est en lutte contre la société, les autres sont en marge de leur classe. Les uns et les autres, au fond, pour la même raison d'ordre moral : même ceux qui en tirent profit ne se satisfont pas de l'injustice.
En peignant la réalité telle qu'elle est, Balzac nous donne, dans La Comédie humaine, une critique féroce de la société bourgeoise que la dédicace de La Rabouilleuse dit "basée uniquement sur le pouvoir de l'argent".
Cependant, jamais Balzac ne met en cause la légitimité de l'ordre social, au plus haut degré duquel il veut parvenir. Stendhal, quelles que soient les tentations, répugne à entrer dans le jeu : il reste un opposant politique.
Mais le monde écrit par les deux romanciers est le même. La Comédie humaine est bien l'ignoble bal masqué qu'évoque Stendhal. C'est l'époque de l'ambition effrénée, fille de la révolution industrielle.
L'objectif c'est d'arriver, sans être délicat sur le choix des moyens. Le premier commandement c'est d'accepter, les yeux fermés, la règle du jeu, et il est caractéristique que Stendhal et Balzac utilisent exactement la même image pour en montrer la nécessité.
Quand la duchesse Sanseverina veut expliquer à son neveu Fabrice l'attitude qu'il doit observer pour gravir les échelons dans "le parti de l'Eglise", elle a ces mots : "Crois ou ne crois pas à ce qu'on t'enseignera, mais ne fais jamais aucune objection. Figure-toi qu'on t'enseigne les jeux du whist. Est-ce que tu ferais des objections aux règles du whist ?"
Exactement de la même manière chez Balzac, Vautrin incite son protégé Rastignac, s'il veut faire fortune, à respecter scrupuleusement les lois mises en place par le pouvoir établi. "Quand vous vous asseyez à une table de bouillotte, en discutez-vous les conditions ? Les règles sont là, vous les acceptez..." Cet "ennemi de la société" n'est pas insensible aux vertus du conformisme. Aussi finira-t-il chef de la Sûreté. Comme le personnage réel dont s'est inspiré Balzac, c'est-à-dire François Eugène Vidocq, ancien bagnard, qui devint le chef de la police parisienne.
Comme le dit Vautrin, ce moraliste lucide qui sait de quoi il parle : "l'honnêteté ne sert à rien."
C'est ici que le héros de Stendhal se sépare du héros de Balzac. Dans ce siècle d'ambitieux forcenés - presque tous les personnages de premier plan de La Comédie humaine le sont - il occupe une place singulière. Ni Fabrice, ni Lucien Leuwen ne sont des ambitieux. Et si Julien Sorel l'est un moment, il ne s'agit pas en ce qui le concerne d'une ambition ordinaire. C'est "une jeune pauvre et qui n'est ambitieux que parce que la délicatesse de son coeur lui fait un besoin de quelques-unes des jouissances que donne l'argent". Il s'agit davantage chez lui d'une révolte de l'orgueil, d'un réflexe d'autodéfense pour échapper à l'humiliation puis d'une règle de conduite que faisant violence à ses sentiments profonds il s'est fixée pour se prouver à lui-même ses mérites malgré le handicap de classe. Mais il n'arrive jamais à faire taire en lui la voix du coeur, et son cynisme n'est que de surface. A chaque instant sa sensibilité risque de mettre en péril le fragile échafaudage de ses intrigues. Et c'est quand il a atteint le comble de la réussite qu'il se perd par une comportement suicidaire qu'aucun ambitieux véritable n'aurait adopté.
Comme les héros du Rouge et de la Chartreuse, les Rastignac et les Rubempré jugent sans illusion cette jungle sociale où, selon Balzac, règne "la toute-puissante pièce de cent sous", et où selon Stendhal "la condamnation à mort est la seule chose qui ne s'achète pas". Mais après avoir versé quelques larmes, Rastignac choisit à sa manière de se diriger vers les hauteurs. Il se jure de "parvenir, parvenir à tout prix!", car il ne veut pas finir dans les rangs des vaincus.
Voilà pourquoi au contact de la vie parisienne il enterre avec Le Père Goriot les enthousiasmes généreux et les derniers scrupules de sa jeunesse. Le défi fameux qu'il lance alors à Paris marque le terme de la révolte morale et en un sens le commencement de la résignation. L'honnêteté ne paie pas en effet. Désormais la règle du jeu est acceptée, et avec elle la légitimité de l'ordre bourgeois. Il s'agit de pénétrer dans le monde des privilèges et de se tailler un fief à sa mesure. Peu importent les moyens, que l'on doive son succès, comme Rastignac, aux faveurs de la femme d'un banquier ou, comme Rubempré, à l'amitié équivoque d'une canaille évadée du bagne. L'essentiel est de participer au "mouvement ascensionnel de l'argent" et d'arriver, même si on doit pour cela écraser les plus faibles et flatter les puissants, trahir les amitiés, laisser condamner les innocents, étouffer en soi tout sentiment humain. C'est le prix de la réussite.
Tout autre est l'attitude de Julien Sorel.
Si Julien décide de se vouer au machiavélisme politique pour conquérir les conditions matérielles nécessaires selon lui au développement de "l'homme libre", il refuse en fait de jouer le jeu, et sa sensibilité l'emporte à tout moment sur sa volonté d'hypocrisie.
Au demeurant Stendhal ne veut pas qu'on s'y trompe. Au dénouement du Rouge, l'auteur, comme le choeur dans les tragédies antiques, intervient pour tirer la morale de l'histoire et prendre la défense de son héros : "Il était encore bien jeune, mais, suivant moi, ce fut une belle plante. Au lieu de marcher du tendre au rusé comme la plupart des hommes, l'âge leur eût donné la bonté facile à s'attendrir, il se fût guéri d'une méfiance folle ... Mais à quoi bon ces vaines prédictions."
"Au lieu de marcher du tendre au rusé", comme Rastignac, comme tous les ambitieux forcenés de ce temps... Mais Julien Sorel n'est pas de cette lignée. Ce dont il a besoin avant tout c'est de sa propre considération, fidèle en cela à une devise chère à Stendhal : "Se f... complètement de tout, excepté de sa propre estime." L'homme qu'il admire le plus, c'est Altamira, le conspirateur épris de justice sociale et pour lequel il n'est qu'une morale, celle de l'utilité. Telle est également dans les conditions particulières de leur classe, alors que toutes les fées se sont penchées sur leur berceau, l'attitude de Lucien et de Fabrice, comblés par le sort, mais qui se révèlent des "inadaptés" en ce sens qu'ils refusent d'entrer dans le jeu, de jouir sans remords de leurs privilèges et qu'ils jugent l'ordre social avec le même mépris lucide que le héros du Rouge et Noir.
Au dénouement, devant les jurés qui vont le condamner à mort, il se présente une fois de plus comme le "plébéien révolté" et prononce contre cette justice de classe, dont la fonction est moins de frapper le crime que la révolte devant l'ordre bourgeois, un réquisitoire passionné :
"Messieurs, je n'ai point l'honneur d'appartenir à votre classe, vous voyez en moi un paysan qui s'est révolté contre la bassesse de sa fortune. "Je ne vous demande aucune grâce ... Je ne me fais aucune illusion, la mort m'attend : elle sera juste. J'ai pu attenter aux jours de la femme la plus digne de tous les respects, de tous les hommages. "Voilà mon crime, messieurs, et il sera puni avec d'autant plus de sévérité que, dans le fait, je ne suis point jugé par mes pairs. Je ne vois point sur les bancs des jurés quelque paysan enrichi mais uniquement des bourgeois indignés..."
Ce texte, souvent cité, que Stendhal écrivit dans les dernières années de sa vie, semble bien exprimer sa pensée profonde qu'il livre sans complaisance. Rien ne lui fait plus horreur que l'hypocrisie, et il ne veut pas se montrer meilleur qu'il n'est. D'où cette brutalité dans la franchise qui, au lieu de chercher à arrondir les angles, le conduit à accentuer le trait par un goût du scandale qui se confond avec celui de la vérité.
S'agissant du peuple, il nous livre le fruit de ses réflexions avec un rien de provocation qui cache sans doute une révolte profonde devant l'injustice de l'humaine condition. Oui, il désire passionnément le bonheur du peuple, mais ce serait un supplice de tous les instants que de vivre avec lui. Amer constat d'impuissance mais pourquoi jeter les belles âmes et farder la vérité ? Oui, il préfère la compagnie de ceux qui aiment la musique de Mozart et les tragédies de Shakesperare. Comme le dit un de ses héros : "Vivre sans conversation piquante est-ce une vie heureuse ?"
Non qu'il accepte l'injustice sociale et se range du côté des classes privilégiées. Qu'il s'agisse d'Armance, du Rouge et Noir, de Lucien Leuwen, ses romans sont une condamnation sans appel de la société née de la révolution bourgeoise, aucune des classes dirigeantes qui se disputent le pouvoir et l'argent ne trouve grâce à ses yeux : "Jamais les hommes de salon ne se lèvent le matin avec cette pensée poignante : comment dinerai-je ?"
Mais d'abord, il faut se souvenir de ce qu'est le peuple au début du XIXe siècle, la misère à laquelle il est réduit, l'éducation dont il est privé, ses intolérables conditions de vie, sa vulnérabilité à la maladie, l'alcoolisme, l'insalubrité de l'habitat ouvrier. Telle est la terrible réalité du moment. Le peuple est alors proche de la vision qu'en donne Hugo dans Les Misérables ou Eugène Sue dans Les Mystères de Paris.
Voici par exemple comment un historien évoque la vie des ouvriers sous Napoléon : "La durée du travail quotidien dépasse dix heures; elle va de cinq heures du matin à sept heures du soir en été et de six heures du matin à six heures du soir en hiver, avec deux heures de repas...L'ouvrier est désarmé devant le patron : interdiction des compagnonnages et des coalitions, obligation du livret ... C'est à l'âge de douze ans ou quatorze ans que l'on entre à l'atelier, mais dès sept ans certains enfants sont employés dans les fabriques à dévider la laine et le coton. Autant dire que l'instruction est quasi inexistante, la fréquentation d'une école impossible ... La combativité n'est pas très développée, la conscience de classe inexistante ... Des caves de Lille aux taudis de la Cité, l'insalubrité de l'habitat ouvrier est générale. Le docteur Menuret le constate en 1804."
Stendhal a conscience à la fois de l'injustice faite au peuple et de sa propre impuissance à changer cette situation. D'où son repli sur les "happy few". Ce qui n'empêche pas dans son oeuvre, l'écrivain de prendre parti, et dans Le Rouge et le Noir de témoigner pour "cette classe de jeunes gens qui, nés dans une classe inférieure et en quelque sorte opprimée par la pauvreté, ont le bonheur de se procurer une bonne éducation et l'audace de se mêler à ce que l'orgueil des gens riches appelle la société".
Mais les "happy few", je l'ai déjà noté, ne se recrutent pas seulement dans les couches sociales privilégiées ou même parmi ceux, comme Julien, qui ont eu "le bonheur de se procurer une bonne éducation". La véritable noblesse pour Stendhal c'est celle du coeur. Quel est, dans sa jeunesse, l'homme pour lequel il éprouve le plus d'estime ? C'est le valet de chambre de son grand-père.
Le Grenoblois qui lui paraît le plus noble ? Un ancien laquais. Avec qui se lie d'amitié le jeune Fabrice au château de Grianta ? Avec les hommes d'écurie. Qui est Ferrante Palla, conspirateur et voleur de grand chemin ? "L'homme sublime" de La Chartreuse.
Et lorsque Stendhal déclare abhorrer ce que l'on appelle de son temps "la canaille", ce jugement est singulièrement tempéré par l'admiration qu'il éprouve pendant les trois Glorieuses pour le courage et la grandeur du peuple, "héroïque et plein de la plus noble générosité après la bataille".
Quelles que soient les différences de génie, de tempérament, de vocation entre le dilettante de la chasse au bonheur et un philosophe comme Karl Marx, on ne peut qu'être frappé - et je l'ai été depuis longtemps - par la similitude de l'analyse de la monarchie de Juillet et que l'on retrouve dans le Lucien Leuwen d'Henri Beyle, et Les Luttes de classes en France de Karl Marx.
L'horreur du "vague" chez Stendhal nous vaut une analyse singulièrement précise de la monarchie de Juillet. Lucien Leuwen est une des plus violentes critiques, faite par un romancier, de la société dominée par l'argent.
Il s'agit d'une société déterminée, dominée par l'aristocratie financière à une époque elle-même déterminée, celle de Louis-Philippe et de l'hégémonie de cette fraction de la bourgeoisie française dont parle Marx.
Laffitte c'est le banquier Leuwen, père du héros.
Il est admirable que Stendhal, dans un roman, ait été amené à décrire avec autant d'exactitude la nature et les moyens du pouvoir : à la tête de l'Etat, la Banque, "cette nouvelle noblesse gagnée en écrasant ou en escamotant la révolution de Juillet". La Banque qui a mis sur le trône celui que le romancier appelle non pas Robert Macaire, comme Karl Marx, mais ce qui revient au même dans son langage codé "le plus fripon des kings".
Les ministres qui acceptent de protéger le fils d'un banquier parce qu'ils spéculent à la Bourse, et qu'un "ministère ne peut défaire la Bourse mais [que] la Bourse peut défaire un ministère". Les préfets qui fabriquent les élections sans gloire - facilitées par le régime censitaire - malgré une distribution judicieuse des pots-de-vin, des débits de tabac et des années de prison. La police -ou plutôt les polices - dont le souci "est de veiller à ce que trop d'intimité ne s'établisse entre les soldats et les citoyens" et qui de temps en temps fait assassiner un soldat par des provocateurs vêtus en ouvriers (l'incident Kortis qui met en scène un agent du pouvoir blessé par une sentinelle qu'il voulait désarmer est historique). La religion que le gouvernement des banquiers libres-penseurs autant que celui de la Restauration bien-pensante révère, parce qu'elle est "le plus ferme appui du gouvernement despotique". L'armée dont la fonction n'est pas de défendre la patrie mais de "sabrer les tisserands et pour qui l'expédition de la rue Transnonain est la bataille de Marengo".
Il ne s'agit même plus d'un coup de pistolet au milieu d'un concert mais d'un concert de coups de pistolet, d'un feu roulant de mousqueterie sur la monarchie de Juillet, ses bailleurs de fonds, ses courtisans et ses policiers.
Alors que va devenir le héros stendhalien dans ce bourbier ? Comment va-t-il s'y prendre pour aller à la chasse au bonheur ?
Prenons l'exemple de Lucien Leuwen.
Comme l'a noté Jean Prévost, il est né d'un rêve de compensation. Contrairement à Henri Beyle, il a un père riche qui l'aime, le comprend et le soutient. Sa mère est vivante, et l'entoure de sa tendresse. Il est beau, élégant, envié. Les grands de ce monde lui manifestent la considération due à la richesse de son père. Enfin et surtout, il est aimé de Mathilde, ou plutôt de Bathilde, puisque c'est le prénom de Mme de Chasteller, incarnation littéraire du grand amour de Stendhal.
Dès le départ, donc, toutes les conditions paraissent réunies pour que Lucien ait une vie brillante et heureuse. Mais un lourd handicap pèse sur lui. Atteint de la "maladie du trop raisonner", la société telle qu'il la voit n'arrive pas à l'enthousiasmer.
D'où les étranges errements de ce fils de grand bourgeois. Dès la première phrase de son roman, Stendhal nous en donne la clé :
"Lucien Leuwen avait été chassé de l'Ecole Polytechnique pour s'être allé promené mal à propos, un jour qu'il était consigné, ainsi que tous ses camarades : c'était à l'époque d'une des célèbres journées de juin avril ou février 1832 ou 1834.
"Quelques jeunes gens assez fous, mais doués d'un grand courage, prétendaient détrôner le roi, et l'Ecole Polytechnique (qui est en possession de déplaire au maître des Tuileries) était sévèrement consignée dans ses quartiers. Le lendemain de la promenade, Lucien fut renvoyé comme républicain."
La petite "promenade" si discrètement évoquée qu'a accomplie Lucien, c'est celle qui l'a conduit le 5 juin 1832 aux funérailles du général Lamarque. Ancien soldat de la Révolution et de l'Empire, volontaire en 1792, le général Lamarque s'est rendu populaire par son opposition aux Bourbons et à Louis-Philippe. Ses obsèques sont l'occasion d'une véritable insurrection contre la monarchie de Juillet; elle se termine après quarante-huit heures de violents combats par le massacre des derniers insurgés au cloître Saint-Merri. Nous n'en sommes pas loin. On dénombre quelque huit cents morts et blessés.
Si les carlistes y participent, le courant républicain est largement dominant. "L'union se réalise dans le combat entre les jeunes bourgeois adhérents aux sociétés républicaines et les membres des corporations ouvrières..."
C'est sur ces barricades que vont mourir Gavroche de Victor Hugo et Michel Chrétien, le héros républicain du cloître de Saint-Merri, qui a touché le coeur du monarchiste Balzac.
Lucien Leuwen, lui, n'en mourra pas, mais il est renvoyé de l'Ecole, et sans le salon et l'argent de son père, "jamais [dit-il lui-même], je ne me relèverai de la profonde disgrâce où nous a jetés notre républicanisme de l'Ecole Polytechnique".
A l'un de ses amis moins scrupuleux qui l'invite à entrer sans plus attendre dans la carrière, il répond : "Tu as cent fois raison ... mais je suis bien à plaindre : j'ai horreur de cette porte par laquelle il faut passer; il y a sous cette porte trop de fumier."
Comme Stendhal, son héros est un jacobin qui pense que la Révolution française a été un jalon décisif sur la voie des temps modernes et de la conquête du bonheur pour les peuples. Il considère avec un mépris amusé les nostalgiques de l'Ancien Régime qui gémissent sur la décadence française : "Rien n'était plus plaisant aux yeux de Lucien, qui croyait que c'était précisément à compter de 1786 que la France avait commencé à sortir un peu de la barbarie où elle est encore à demi plongée."
Mais la Révolution a débouché sur "l'Empire et sa servilité", et les anciens généraux de Napoléon, si braves hier au combat pour la patrie, se sont mus en courtisans ou en policiers : "Heureux les héros morts avant 1804 !" Napoléon, au moment de la signature du Concordat, exile un de ses généraux après ce bref dialogue avec lui : "La belle cérémonie, Delmas ! c'est vraiment superbe, dit l'empereur revenant de Notre-Dame. - Oui, général, il n'y manque que les deux millions d'hommes qui se sont fait tuer pour renverser ce que vous relevez." Et ce qui a succédé à l'Empire est plus méprisable encore. La Restauration avec le retour des émigrés dans les fourgons de la Sainte-Alliance, la Terreur blanche, le triomphe de l'obscurantisme. Enfin, la monarchie de Juillet, avec Robert Macaire sur le trône et la Banque qui dispose ses rets, remplit ses coffres et assume le vrai pouvoir.
Né trop tôt ou trop tard, Lucien Leuwen ne sait où porter ses pas : "En vérité ... Je ne sais ce que je désire." Ce qui est sûr, c'est qu'il refuse le nouveau pouvoir où il ne voit que médiocrité, bassesse, compromission et "presque le crime de l'humanité envers le petite peuple". Certes, il est tenté par le rêve républicain qui l'a déjà conduit, jeune étudiant, aux obsèques du général Lamarque. Dans son régiment qui "foisonne de dénonciateurs et d'espions", son admiration va aux conjurés romantiques qui ont deviné en lui la complicité d'une âme noble et lui envoient un message de sympathie pour lui faire part de leurs opinions républicaines.
Lucien Leuwen ne peut pas savoir que le rêve de ses chers républicains un peu fous s'achèvera quelques dizaines d'années plus tard sous les balles des Versaillais au pied du mur d'un cimetière parisien. Un mur qui porte aujourd'hui leur nom.
Mais, au-delà de son dégoût pour le système en vigueur, il s'interroge sur celui qui pourrait suivre. En France il n'entrevoit rien de possible dans l'immédiat.
Il songe un moment à partir en Amérique qu'il imagine républicaine, mais estime qu'il s'ennuierait là-bas.
"Je préfèrerais cent fois les moeurs élégantes d'un cour corrompue ... J'ai besoin des plaisirs donnés par une ancienne civilisation."
Conscient de s'enfermer dans une impasse, il se juge sans indulgence : "Mais alors, animal, supporte les gouvernements corrompus, produits de cette ancienne civilisation; il n'y a qu'un sot ou un enfant qui consente à conserver des désirs contradictoires."
Ce sont pourtant ces désirs contradictoires qui portent la marque du héros stendhalien. Il ne peut pas résoudre seul cette contradiction, et c'est à l'Histoire qu'il reviendra de trancher un jour le noeud gordien. Lucien rejette avec violence la société de son temps, mais il n'a ni les moyens, ni le goût, ni vraiment l'envie de la remplacer par une autre dont les contours ne lui paraissent pas avec netteté ou lui semblent au contraire trop abrupts.
Alors, que peut faire le héros, sinon tenter de préserver son intégrité, puisque le terrain est miné par l'homme de qualité. Se réfugier une fois de plus dans l'égotisme : "Au fond, je me moque de tout excepté de ma propre estime", se dit Lucien. Ce qui signifie tout bien pesé qu'il ne se moque de rien. Mais cette démarche le conduit d'abord à refuser d'entrer dans le jeu, il n'accepte d'être ni conquérant ni Rastignac, ni récupéré comme Frédéric Moreau, le héros flaubertien de l'Education sentimentale. Il demeure fidèle à son attitude de protestataire : "Moi pléléien et libéral je ne puis être quelque chose au milieu de toutes ces vanités que par la résistance."
Lucien Leuwen, c'est l'histoire d'un homme qui rêve d'une république utopique et qui, ne voyant rien venir, s'efforce de vivre sans perdre son propre respect dans une société dont il rejette la règle, bien qu'apparemment elle le favorise. C'est l'histoire d'une solitude à laquelle il ne peut échapper lui aussi que par l'amour.
Pourquoi à la lecture de Stendhal suis-je frappé par l'acuité de certaines réflexions qui, au-delà de la diversité des situations, des pays et des hommes, malgré les années écoulées, me paraissent jeter encore une lueur fulgurante sur le comportement des individus ou des peuples face à la politique, au pouvoir et à ses périls ? Même et surtout quand il s'agit de ceux qu'il estime ou qu'il aime.
A propos de Napoléon, par exemple, dont il écrit pourtant vers la fin de sa vie, sans doute pour mieux exprimer son mépris à l'égard de la Restauration et de la monarchie de Juillet, que ce fut "le seul homme qu'il respecta". Mais son admiration ne l'aveugle pas, qu'on en juge : "Treize ans et demi de succès firent d'Alexandre le Grand une espèce de fou. Un bonheur exactement de la même durée produisit la même folie chez Napoléon."
Sur la campagne d'Italie, alors que l'armée française, qui est encore celle de la Révolution, est accueillie d'abord avec enthousiasme parce qu'elle chasse l'occupant autrichien : "On renversa leurs statues et tout à coup l'on se trouva inondé de lumière." "Plus tard, l'enthousiasme diminua ... Le bon peuple milanais ne savait pas que la présence d'une armée, fût-elle libératrice est toujours une grande calamité."
Sur le pouvoir absolu qui engendre inévitablement un régime policier : "L'empereur avait cinq polices différentes qui se contrôlaient l'une l'autre. Un mot qui s'écartait de l'adoration je ne dirai pas pour le despote, mais pour le despotisme, perdait à jamais."
Et enfin, ce trait à propos de Napoléon, qu'il admire pour ses mérites mais sans illusions sur ses tares : "En 1807 j'avais désiré passionnément qu'il ne conquit pas l'Angleterre. Où se réfugier alors ?"
Etrangement, quand je relis Stendhal, je suis saisi par la modernité de son propos. On renversa leurs statues et l'on fut inondé de lumière ... Treize ans et demi de succès firent d'Alexandre le Grand une espèce de fou ... Une armée même libératrice est toujours une grande calamité. Où se réfugier alors ? ... Chaque fois, une image m'apparaît, j'ai envie de combler les pointillés en avançant des noms de personnes ou de lieux qui ont défrayé la chronique de notre temps.
Il n'est pas d'autre moyen d'échapper à l'ennui et au dégoût de l'hypocrisie sociale que l'amour. "L'amour a fait le bonheur et le malheur de ma vie", écrit-il dans sa notice autobiographique.
Stendhal rencontre pour la première fois en mars 1818 Mathilde dont il restera amoureux toute sa vie mais qui ne répondra pas à son amour.
A-t-elle été sur le point de répondre à sa flamme, comme il s'efforce de s'en convaincre bien des années après ? A examiner d'un oeil froid le comportement de la belle, il est permis de penser que non et son refus n'est pas dû, comme il le pense, aux calomnies d'une amie indigne mais à la simple, banale et décisive raison qu'elle ne l'aimait pas.
Ah ! S'il avait eu la taille la plus fine et un visage plus séduisant ! Si Mathilde l'avait aimé ! Toute sa vie sans doute en eût été changée. Mais peut-être n'aurions-nous pas eu Le Rouge et le Noir, La Chartreuse et Lucien Leuwen.
Car Stendhal incarne dans ses romans ses rêves d'amour fou. En créant ses héros il prend sa revanche sur les échecs de sa propre vie : "Il se venge ... de n'être pas ce qu'ils sont. Tout écrivain se récompense comme il peut de quelque injure du sort."
"Qu'une vie est heureuse, écrit Pascal, quand elle commence par l'amour et qu'elle finit par l'ambition." Pour Stendhal l'amour est le commencement et la fin. De son enfance à ses dernières années il n'a cessé d'être amoureux ou en quête de l'amour. Dans tous ses romans il fait revivre les femmes qu'il a aimées. Il écrit Armance pour échapper au désespoir que lui cause la rupture avec la comtesse Curial. De l'amour pour oublier Mathilde, les Promenades dans Rome dans le souvenir d'Alberte de Rubempré
S'il a une tendresse particulière pour Milan, tenue par lui comme "le plus beau lieu de la terre" au point qu'il inscrit sur son épitaphe : "Henri Beyle, Milanese", c'est tout simplement parce que c'est la ville de sa jeunesse et de ses amours, parce qu'il y a été heureux avec Angela et malheureux à cause de Mathilde. Malheureux mais amoureux, et l'important ce n'est pas d'être aimé mais d'aimer.
Mais l'énergie à la manière stendhalienne, ce n'est pas celle du préfet de police, c'est d'abord et surtout la passion amoureuse, un risque absolu, une folie merveilleuse devant qui tout s'abolit, un don total de soi, un élan de l'âme vers le bonheur, rigoureusement indépendant de la fortune, de l'ambition et des normes ordinaires de la réussite.
Voyons ce que son amour pour Julien Sorel a fait par exemple de Mme de Renal, femme douce, pieuse, apparemment effacée et soumise, d'un médiocre notable de province. Alors que l'homme qu'elle aime a tenté de la tuer, elle va le voir dans sa prison au mépris des convenances sociales, prête à tout sacrifier par la menace de la mort prochaine. "Dès que je te voie, dit-elle à Julien, tous les devoirs disparaissent, je ne suis plus qu'amour pour toi ... En vérité je ne sais pas ce que tu m'inspires ... Tu me dirais de donner un coup de couteau au geôlier, que le crime serait commis avant que j'y eusse songé."
Et Julien, de son côté, s'aperçoit dans sa prison que l'ambition est morte dans son coeur, qu'il est "éperdument amoureux" de Mme de Renal ("Sache que je t'ai toujours aimée, que je n'ai aimé que toi") et qu'"à aucun moment de sa vie [il] n'avait trouvé un moment pareil". C'est là un trait caractéristique de l'oeuvre stendhalienne : la découverte du bonheur dans le paroxysme de la passion.
Il ne s'agit pas d'un état dans lequel on s'installe, mais d'un moment où la brièveté est compensée par la qualité et l'extraordinaire intensité de la joie que l'on éprouve. Peu importe après cela de connaître la souffrance ou même la mort. Rien ne peut abolir ces instants de bonheur parfait que l'on ne saurait payer trop chèrement : "C'est peu de chose à mes yeux, dit Mme de Rénal, que de payer de la vie les jours heureux que je viens de passer dans tes bras."
Même quand cette femme sincèrement croyante est persuadée que la maladie de son fils, qu'elle adore, est une vengeance du ciel pour ses péchés, elle ne peut que persister dans son amour : "Je suis damnée irrémédiablement damnée ... Mais au fond je ne me repens point. Je commettrais de nouveau ma faute si elle était à commettre."
Ce thème de l'instant exquis revient constamment dans l'oeuvre de Stendhal. Par exemple dans Lucien Leuwen : "Jamais il n'avait rencontré de sensation qui approchât le moins du monde de celle qui l'agitait. C'est pour ces rares moments qu'il vaut la peine de vivre."
Lui-même raconte dans La Vie d'Henri Brulard comment il connut un jour à dix-sept ans une approche voisine du "bonheur parfait" à la seule vue d'un paysage : "Je voyais ce beau lac s'étendre sous mes yeux, le son de la cloche était une ravissante musique qui accompagnait mes idées et leur donnait une physionomie sublime ... Pour un tel moment il vaut la peine d'avoir vécu."
Le bonheur donc, c'est une occasion privilégiée, que les âmes énergiques savent saisir : "Il se sentait entraîné, il ne raisonnait plus, il était au comble du bonheur. Ce fut un de ces instants rapides que le hasard accorde quelquefois comme compensation de tant de maux aux âmes faites pour sentir avec énergie. La vie se presse dans les coeurs, l'amour fait oublier tout ce qui n'est pas divin comme lui, et l'on vit plus en quelques instants que pendant de longues périodes."
La passion chez Stendhal n'a pas seulement une valeur intrinsèque. Les âmes de qualité attendent davantage qu'une existence plate ou une ambition ordinaire. Lorsqu'elles découvrent l'amour c'est l'illumination soudaine, l'écroulement des décors de ce théâtre d'ombres, l'apparition de la vraie vie.
C'est un trait commun aux personnages stendhaliens issus de la haute société qu'ils ne se satisfont pas de leur condition. L'orgueilleuse Mathilde de La Mole est apparemment comblée par le sort : "Que pouvait-elle désirer ? La fortune, la haute naissance, l'esprit, la beauté à ce qu'on disait, et à ce qu'elle croyait, tout avait été accumulé sur elle par les mains du hasard." Pourtant les brillants cavaliers "parfaits, trop parfaits" qui lui font la cour l'ennuient : "Elle abhorrait le manque de caractère, c'était sa seule objection contre les beaux jeunes gens qui l'entouraient. Plus ils plaisantaient avec grâce tout ce qui s'écarte de la mode, ou la suit mal croyant la suivre, plus ils se perdaient à ses yeux." Ce qui l'attire - et l'irrite - chez Julien c'est qu'il ne ressemble pas aux autres, et qu'il a précisément du caractère : "Celui-là n'est pas né à genoux, pensa-t-elle."
C'est toujours en effet à la société et à ses tabous que vient se heurter la passion stendhalienne même quand elle est partagée.
C'est dans la solitude de sa prison alors qu'il a été condamné à mort et dans l'attente de son exécution que Julien Sorel rencontre le bonheur et l'amour : "A aucune époque de sa vie Julien n'avait trouvé un moment pareil ... Jamais il n'avait été aussi fou d'amour." Il vit dans l'instant, "sans presque songer à l'avenir", le temps pour lui est arrêté. "Par un étrange effet de cette passion, quand elle est extrême et sans feinte aucune, Mme de Renal partageait presque son insouciance et sa douce gaieté." Nous retrouvons là cette aptitude à jouir du moment de bonheur, malgré le tragique de la situation et pour une part à cause de lui, qui est un trait du héros stendhalien. Dans les Cenci, quand Béatrix finit par avouer, sous la torture, sa culpabilité dans le meurtre de son père, tous les prisonniers membres de la conjuration bénéficient avant l'exécution d'un régime de faveur ! "Aussitôt on ôta les chaînes à tous et parce qu'il y avait cinq mois qu'elle n'avait vu ses frères, elle voulut dîner avec eux et ils passèrent tous quatre une journée fort gaie."
Mais c'est dans La Chartreuse de Parme que ce thème du bonheur dans la solitude apparaît dans tout son éclat, avec les étranges amours de Clélia et de Fabrice.
C'est dans sa prison que Fabrice étrangement va lui aussi trouver le bonheur. Dès son arrivée dans la citadelle il est "ému et ravi par le spectacle" qu'il voit de sa fenêtre grillagée : "Par une bizarrerie à laquelle il ne réfléchissait point, une secrète joie régnait au fond de son âme ... Au lieu d'apercevoir à chaque pas des désagréments et des motifs d'aigreur, notre héros se laissait charmer par les douceurs de sa prison." La raison de cette joie secrète est facile à déceler, c'est qu'il a conscience de la présence de Clélia, tout près de lui dans la citadelle, Clélia qu'il espère apercevoir. Lui qui avant de la rencontrer est amoureux de l'amour mais qui se contente de collectionner les maîtresses sans s'attacher vraiment à aucune ("Pour lui une femme jeune et jolie était toujours l'égale d'une autre femme jeune et jolie, seulement la dernière connue lui semblait la plus piquante"), lui pour qui une des dames les plus admirées de Naples a fait des folies "ce qui d'abord l'avait amusé et avait fini par l'excéder d'ennui", le voici qui soudain découvre une puissante raison de vivre. Et c'est dans une prison. Le symbole est évident : c'est la société qui est l'accusée. Au faîte de la tour Farnèse, Fabrice rêve, il admire la beauté de l'immense horizon, de Trévise au mont Viso, les pics alpins couverts de neige, les étoiles, et s'arrête à cette conclusion : "On est ici à mille lieues au-dessus des petitesses et des méchancetés qui nous occupent là-bas."
Il est tellement ému d'apercevoir Clélia à travers la meurtrière qu'il a percée dans un abat-jour de bois destiné à lui cacher le palais du gouverneur qu'il en oublie sa condition de prisonnier. Quand le trouble de la jeune fille lui montre qu'il est aimé, son coeur est inondé de joie : "Avec quels transports il eût refusé la liberté si on la lui eût offerte en cet instant." Il la refuse d'ailleurs quand sa tante la duchesse Sanseverina propose de le faire évader, car il ne veut pas quitter "cette sorte de vie singulière et délicieuse" qu'il trouve auprès de Clélia : "N'est-il pas plaisant de voir que le bonheur m'attendait en prison ? ... Est-ce que jamais l'on se sauva d'un lieu où l'on est au comble du bonheur ?" Il faut que Clélia elle-même, qui craint son assassinat, le contraigne sous serment à accepter le projet de la duchesse et du comte Mosca. Il s'évade alors de la forteresse, arrive sans encombre sur les terres de la duchesse, retrouve les paysage, "le lac sublime", qui l'enchantaient dans son adolescence, mais, au sombre désespoir de sa tante, il tombe dans une mélancolie qu'il n'arrive pas malgré tous ses efforts à masquer. "Le sentiment profond par lui caché avec beaucoup de soin était assez bizarre, ce n'était rien moins que ceci : il était au désespoir d'être hors de prison."
Mais l'amour physique dans tout cela, que devient-il ?
Il est vrai qu'en apparence il est absent de l'oeuvre de Stendhal.
Dans son article sur La Chartreuse, Balzac avait déjà noté le phénomène. "La Chartreuse de Parme est plus chaste que le plus puritain des romans de Walter Scott."
Et pourtant le sujet en lui-même pouvait paraître scabreux puisqu'il s'agissait de l'amour incestueux d'une belle duchesse pour son neveu. Mais Balzac encore a raison d'admirer : "Faire un personnage noble, grandiose, presque irréprochable d'une duchesse qui rend un Mosca heureux et ne lui cache rien, d'une tante qui adore son neveu Fabrice, n'est-ce pas un chef-d'oeuvre ?"
Certains le soupçonnent d'avoir été un "babilan" comme Octave de Malivert dont il a raconté les amours malheureuses dans Armance. Cette hypothèse est aujourd'hui largement réfutée par les historiens littéraires qui en appellent, non sans quelque raison, aux témoignages très explicites de ses maîtresses, en particulier aux lettres de la comtesse Curial et aux confidences d'Alberte de Rubempré, lesquelles apparemment ne se seraient pas contentées de l'âme.
Ce qui est vrai c'est que son extrême sensibilité a pu jouer à Stendhal de mauvais tours dans certaines circonstances. Il nous raconte lui-même que lors d'une "délicieuse partie de filles" organisée par ses amis à Paris lors de son retour de Milan, laissé seul avec une courtisane débutante, la belle Alexandrine, il s'avéra défaillant et fit "un fiasco complet" parce qu'il ne pouvait se débarrasser du souvenir de Mathilde la bien-aimée. D'où sa curiosité pour rechercher les causes des fiascos qui nous vaut un chapitre dans De l'amour. Mais il est un peu rapide d'arguer de ces incidents de parcours que ce subtil analyste de la passion aurait été réduit au platonisme pur.
Pour Stendhal le mythe de Don Juan, son rôle satanique, est étroitement lié à la morale chrétienne et aux tabous sexuels qu'elle a artificiellement imposés. "Pour que le Don Juan soit possible il faut qu'il y ait de l'hypocrisie dans le monde ! Le Don Juan eut été un effet sans cause dans l'Antiquité. La religion était une fête, elle exhortait les hommes au plaisir."
Aussi, au départ, une grande partie du plaisir qu'éprouve Don Juan c'est de braver l'hypocrisie en recherchant des plaisirs cruellement réprimés par l'Inquisition. Le sentiment du danger et celui du péché se conjuguent pour augmenter le plaisir.
Stendhal nous rapporte joliment cette anecdote d'une princesse italienne du XVIIe siècle qui "disait en prenant une glace avec délices le soir d'une journée fort chaude : quel dommage que ce ne soit pas un péché". Ici le risque de la damnation n'est pas seulement accepté, il est souhaité.
Il est intéressant de comparer la façon remarquablement pudique dont Stendhal parle de l'amour dans ses romans et le ton volontiers direct et même cru qu'il emploie dans ses lettres ou dans son journal. Par exemple : "Qu'il y a loin de là aux grandes lettres que j'inventais à Vienne en 1809, ayant une vérole horrible, le soin d'un hôpital de quatre mille blessés ... une maîtresse que j'enfilais et une maîtresse que j'adorais."
Aussi dans l'oeuvre romanesque l'auteur a-t-il fait un choix esthétique et moral. A tort ou à raison, mais consciemment, Stendhal a proscrit le langage ordinaire d'Henri Beyle. Il refuse par un évident parti pris de nous parler autrement que par ellipse de cet amour que l'on nomme physique, alors que dans ses écrits intimes il semble au contraire prendre parfois un malin plaisir à scandaliser par son vocabulaire de corps de garde.
En vérité le ton faussement désinvolte de ses lettres ne doit pas faire illusion. S'il use de mots crus et joue les cyniques, c'est pour préserver sa réputation d'esprit fort et se protéger contre les railleries de ses amis. Mais il force son talent et, paradoxalement, le vrai Stendhal n'est pas celui de la vie courante, le correspondant de Mérimée, c'est celui de ses romans, pour qui "la pudeur est la mère de la plus belle passion du coeur humain, l'amour", et qui écrit à la fin de sa vie : "Je ne me souviens, après tant d'années et d'événements, que du sourire de la femme que j'aimais."
C'est parce qu'il se fait une très haute idée de l'amour qu'il a peur de le rabaisser en parlant -mal - de ses manifestations physiques. Non qu'il en méconnaisse l'importance, mais parce qu'il appréhende une manière de fiasco littéraire. N'est-ce pas cette crainte qu'il veut exprimer aussi dans Henri Brulard lorsque revient sous sa plume à plusieurs reprises cette idée de la difficulté d'écrire : "On gâte des sentiments si tendres à les raconter en détail."
L'absence de toute allusion à une technique physique de l'amour dans les romans de Stendhal n'empêche pas la présence d'un érotisme diffus qui se nourrit d'un geste, d'un regard, d'un parfum, de l'éclat soudain d'un bras nu ou d'une épaule découverte. Cette présence secrète n'a pas échappé à André Malraux qui observe à propos de "l'individualisation de l'érotisme" dans une préface à L'amant de lady Chatterley : "Le livre parfait de la fin du XIX" siècle, en ce domaine, eût été un supplément au Rouge et Noir où Stendhal nous eût dit comment Julien couchait avec Mme de Rénal et Mathilde de La Mole, et la différence des plaisirs qu'ils y prenaient tous les trois."
L'érotisme naît moins de la précision de la description que du choix de quelques détails significatifs et surtout de l'atmosphère créée par le romancier. Il suggère par exemple que Mme de Rénal est frigide avant de connaître Julien. Mariée à seize ans, elle "n'avait de sa vie éprouvé ni vu rien qui ressemblât le moins du monde à l'amour ... Ce n'était guère que son confesseur qui lui avait parlé de l'amour, à propos des poursuites de M. Valenod et il lui en avait fait une image si dégoûtante que ce mot ne lui représentait que l'idée du libertinage le plus abject". Après la première nuit passée avec Julien, c'est la révélation soudaine, fulgurante : "Quand il restait à Mme de Rénal assez de sang-froid pour réfléchir, elle ne revenait pas de son étonnement qu'un tel bonheur existât et que jamais elle ne s'en fût doutée."
Pourtant dans ce domaine, Stendhal n'accentue pas le trait.
Par exemple la scène fameuse où, sous le tilleul, Julien entreprend un soir pour la première fois sa tentative de séduction est un chef-d'oeuvre de sensualité diffuse, bien que le seul objectif de l'assaut soit de prendre dans l'obscurité la main de Mme de Rénal et de la garder. Mais l'émotion vient de l'acuité du danger et de l'importance de l'enjeu : "Au moment précis où dix heures sonneront, j'exécuterai ce que pendant toute la journée je me suis promis de faire ce soir, ou je monterai chez moi me brûler la cervelle."
Alors que Mme de Rénal est tout de suite prise par sa passion sans arrière-pensée, sinon sans jalousie et sans remords, alors qu'elle se donne totalement, corps et âme, et qu'elle y trouve un bonheur dont elle n'avait jamais rêvé, à tel point qu'il lui arrive de désarmer la terrible méfiance de Julien, il n'en va pas de même avec l'altière Mathilde, dont l'orgueil livre un combat de chaque instant avec l'amour.
Il s'agit davantage chez elle d'un amour de tête, et lorsqu'elle invite Julien à monter dans sa chambre par l'échelle du jardinier, c'est une épreuve qu'elle lui inflige pour mesurer sa force de caractère - elle a décidé que s'il ose arriver jusqu'à elle au péril de sa vie elle se donnerait à lui -, mais en tenant parole elle croit accomplir un devoir, et le plaisir n'est pas à ce rendez-vous glacé : "C'était à faire prendre l'amour en haine."
Bien que Stendhal, une fois de plus, soit très discret sur le comportement des amants au cours de cette nuit ("Mathilde finit pas être pour [Julien] une maîtresse aimable"), il précise qu'"a la vérité ces transports étaient un peu voulus", suggérant qu'elle reste froide et qu'elle aussi était probablement frigide. Ce qui conduit Julien à s'interroger sur cette attitude et à la comparer avec celle de Mme de Rénal : "Aucun regret, aucun reproche ne vinrent gâter cette nuit qui semble singulière plutôt qu'heureuse à Julien. Quelle différence, grand Dieu ! avec son dernier séjour de vingt-quatre heures à Verrières ! Les belles façons de Paris ont trouvé le secret de tout gâter, même l'amour, se disait-il dans son injustice extrême." Quant à Mathilde, la première exaltation passée, elle tombe dans la plus extrême déception. "Il n'y eut rien d'imprévu pour elle dans tous les événements de la nuit, que le malheur et la honte qu'elle avait trouvés au lieu de cette entière félicité dont parlent les romans."
C'est dans cette insatisfaction du corps et de l'esprit qu'il faut rechercher la raison des volte-face de Matilde, au cours des jours suivants, de son désarroi et de ses fureurs, de cette imagination renversée qui opère comme une "cristallisation" à rebours et qui ne voit qu'objet de mépris là où elle découvrait la veille de suprêmes mérites. A quoi s'ajoute son orgueil de classe un moment oublié : elle a honte de s'être livrée au "premier venu à un petit abbé, fils d'un paysan". D'où la tendre et cruelle guerre que se mènent les deux amants, le terrible désespoir de Julien ("Un des moments les plus pénibles de sa vie était celui où chaque matin, en s'éveillant, il apprenait son malheur") - il pense même à se donner la mort - les réconciliations suivies de nouvelles tempêtes, comme cette nuit où il prend l'échelle pour monter jusqu'à sa fenêtre et se jeter dans sa chambre : "C'est donc toi, dit-elle en se précipitant dans ses bras ..." Toujours fidèle à son parti pris de discrétion dans ces circonstances, Stendhal fait suivre cette phrase d'une ligne de points de suspension et se borne à remarquer : "Qui pourra décrire l'excès du bonheur de Julien ? Celui de Mathilde fut presque égal." Presque. Encore une de ces notations brèves qui contribuent à expliquer le comportement du personnage. Car Mathilde se dérobe à nouveau, jusqu'au jour où la jalousie lui fait prendre conscience de la réalité de sa passion et la ramène à son amant devant qui elle tombe évanouie : "La voilà donc, cette orgueilleuse, à mes pieds se dit Julien."
Dans La Chartreuse de Parme il n'y a pas de règlement de compte de cette nature entre Fabrice et Clélia - car l'un et l'autre appartiennent à la même classe -, mais on retrouve dans la peinture de leurs amours la même extrême pudeur. Quand Clélia, folle d'inquiétude, voit dans sa prison Fabrice, qu'on se prépare - elle le sait - à empoisonner, et qu'elle se donne à lui pour la première fois, Stendhal se borne à décrire la scène en ces termes : "Elle était si belle, à demi vêtue, et dans cet état d'extrême passion, que Fabrice ne put résister à un mouvement presque involontaire. Aucune résistance ne lui fut opposée." Discret et complice, le romancier s'efface devant ces moments de bonheur fou.
Comme il s'efface vers la fin du roman lorsque Fabrice, après avoir été si longtemps et si cruellement séparé de celle qu'il aime - elle a été contrainte d'épouser le marquis Crescenzi -, reçoit un jour un billet de Clélia lui donnant rendez-vous à minuit devant une porte dérobée du palais. Clélia perdue et enfant retrouvé. Clélia dont il a tant rêvé et dont la voix chère sortie de l'ombre lui murmure soudain ces simples mots : "Entre ici, ami de mon coeur."
Et Stendhal : "Nous demanderons la permission de passer sans dire un mot sur un espace de trois années."
Pourtant, malgré cette dérobade, la charge sensuelle demeure forte chez Stendhal, même si elle n'est évoquée que par les pieds nus de la comtesse Curial, la main de Mme de Rénal, les épaules de Mme de Chasteller ou l'appel de Clélia dans la nuit. Au moment où Fabrice, de la fenêtre de sa prison, apparaît à Clélia qui se trouve dans la cour de son palais, il remarque qu'"elle rougissait tellement que la teinte rose s'étendait rapidement jusque sur le haut des épaules" et cela suffit à le remplir d'espoir.
C'est encore une des singularités de Stendhal que ce romancier de la chasse au bonheur ait été hanté toute sa vie par l'idée de la mort.
La mort, il en fait la cruelle expérience dès l'âge tendre. Elle le frappe enfant à travers les siens. Il perd sa mère, on le sait, alors qu'il a sept ans et ce coup du destin le bouleverse. A tel point qu'on peut dire qu'il y a eu deux périodes dans sa vie affective : avant la mort de sa mère et après.
De 1828 à 1840 toutefois il n'établit pas moins de trois douzaines de testaments. La vieillesse le hante autant que la mort et il nous raconte au début d'Henri Brulard comment, s'apercevant qu'il va avoir bientôt cinquante ans, il inscrit cette constatation à l'intérieur de sa ceinture. Simple originalité sans signification? La pudeur l'empêche d'en dire plus mais son cousin Romain Colomb parle pour lui : "Cette découverte l'affligea comme aurait pu le faire l'annonce inopinée d'un malheur irréparable." Ses romans aussi : "Le comte [Mosca] avait atteint la cinquantaine. C'est un mot bien cruel et dont peut-être un homme éperdument amoureux peut sentir tout le retentissement."
En dehors des deuils personnels sa première enfance est marquée par les violences de l'époque révolutionnaire et sa jeunesse par les guerres de l'Empire. La mort, il la voit nue sur les champs de bataille de l'Europe : villes incendiées, ventre ouvert des chevaux, blessés brûlés vivants, cadavres défigurés des soldats sur lesquels passent les voitures ou que l'on jette dans la rivière.
Pourtant, même à la guerre, le "touriste" ne perd pas ses droits. Près d'Enns, un incendie lui arrache cette notation dans son journal : "A cela près l'incendie était superbe." A Neubourg il marque encore : "Le tout formait un paysage superbe." Même curieuse joie de Fabrice à Waterloo : "Fabrice était encore dans l'enchantement de ce paysage curieux."
Les réflexions sur la beauté des incendies ou le spectacle insolite de la canonnade pourraient apparaître comme un divertissement grauit d'esthète, si elles ne dénotaient pas au contraire une volonté de distanciation par rapport à la guerre et à ses horreurs qui ont profondément marqué Stendhal. Le goût du beau lui sert ici de thérapeutique, c'est un moyen d'oublier la mort, la peur de la souffrance qui mène à la mort, et la peur d'en avoir peur.
Selon Mérimée, Stendhal n'aimait pas à parler de la mort, "la tenant pour une chose sale et vilaine plutôt que terrible".Dans Rome, Naples et Florence, l'écrivain lui-même dit qu'elle est un "scandale abominable", et il note dans son journal : "La pilule de la mort est amère, il faut que l'orgueil la cache, adoucisse le goût." En faisant appel à l'humour par exemple. Il aime à citer le mot du chevalier de Champcenetz, demandant au pied de l'échafaud en 1794 "si on ne pourrait pas se faire remplacer". Et dans sa prison Julien Sorel se souvient de cet autre mot de Danton que lui avait rapporté le comte Altamira : "C'est singulier, le verbe guillotiner ne peut pas se conjuguer à tous les temps. On peut bien dire : je serai guillotiné, tu seras guillotiné, mais on ne dit pas : j'ai été guillotiné."
Puisqu'il n'est au pouvoir de personne d'échapper à la loi commune, du moins Stendhal nous explique-t-il - il a vingt et un ans - la mort qui lui paraît la plus convenable, la plus propre, c'est celle où "le corps ne triomphe point", qui se passe simplement, sans souffrance, dans un beau paysage. Celle de Brutus par exemple, telle que la conte Plutarque : "Sa mort près de cette petite rivière aux abords très élevés en-delà de ces grands arbres, sous le ciel très étoilé de la Macédoine, près de cette grande roche où il s'était assis d'abord, est la plus touchante pour moi de toutes celles que je connais. Elle a quelque chose de divin. Le corps n'y triomphe point. C'est une âme d'ange qui abandonne un corps sans le faire souffrir. Elle s'envole."
Tout se passe comme si Stendhal, dans son oeuvre romanesque, avait décidé de mettre entre parenthèses cette inconvenance, cette grossièreté : la mort.
Il refuse de la décrire et l'exclut de son univers créateur. Ne pouvant la supprimer, il la sublime pour l'exorciser. Sans doute tous ses héros meurent jeunes, presque toujours tragiquement, ou se laissent-ils mourir s'ils ne se retirent pas dans une chartreuse. Mais cette sortie de scène est discrète, comme désincarnée, tout se passe simplement, même s'il s'agit d'une exécution capitale, proprement, poétiquement: c'est l'euthanasie littéraire qui est la manière de Stendhal de se révolter contre la mort.
A l'opposé du christianisme, la volonté païenne de Stendhal d'exorciser la mort, au point même parfois d'en faire une fête, apparaît avec éclat dans toute son oeuvre romanesque, par un phénomène de compensation en rupture avec la réalité.
Dans Armance, le suicide d'Octave de Malivert, qui dénoue la tragédie, est sans doute le plus caractéristique de cette euthanasie littéraire. Sa mort est voulue, elle est douce, belle, exempte de souffrance, elle se passe au large de la Grèce dans une nuit constellée d'étoiles : "Jamais Octave n'avait été sous le charme de l'amour le plus tendre comme dans ce moment suprême ... Un mousse du haut de la vigie cria : Terre ! C'était le sol de la Grèce et les montagnes de la Morée que l'on apercevait à l'horizon. Un vent frais portait le vaisseau avec rapidité. Le nom de la Grèce réveilla le courage d'Octave ; Je te salue, se dit-il, ô terre des héros ! et à minuit le 3 mars, comme la lune se levait derrière le mont Kalos, un mélange d'opium et de digitale préparé par lui délivra doucement Octave de cette vie qui avait été pour lui si agitée. Au point du jour on le trouva sans mouvement sur le pont, couché sur quelques codages. Le sourire était sur ses lèvres et sa rare beauté frappa jusqu'aux matelots chargés de l'ensevelir."
Octave a choisi sa mort, mais non pas Béatrix Cenci, elle, puisque meurtrière de son père pour sauver son honneur, elle est atrocement torturée avant d'être conduite au supplice. Voici pourtant en quels termes Stendhal décrit son enterrement : "A neuf heures et quart du soir, le corps de la jeune fille recouvert de ses habits et couronné de fleurs avec profusion, fut porté à Saint-Pierre in Montorio. Elle était d'une ravissante beauté; on eût dit qu'elle dormait..." Avec parfois, même dans les moments les plus tragiques, un clin d'oeil au lecteur : "Pendant qu'on mettait en ordre la mannaja pour la jeune fille, un échafaud chargé de curieux tomba et beaucoup de gens furent tués. Ils parurent ainsi devant Dieu avant Béatrix."
Voici maintenant Julien Sorel, alors qu'il est dans l'antichambre de la mort et qu'il connaît enfin, nous l'avons vu, le bonheur et l'amour. Quand il entre dans la salle où on va le juger, ce qui le frappe c'est "l'élégance de l'architecture". Et le jour de son exécution "marcher au grand air fut pour lui une sensation délicieuse. "Jamais cette tête n'avait été aussi poétique, nous dit Stendhal, qu'au moment où elle allait tomber. Les plus doux moments qu'il avait trouvés jadis dans les bois de Vergy revenaient en foule à sa pensée et avec une extrême énergie. Tout se passa simplement, convenablement et de sa part sans aucune affectation."
Tout se passa simplement. Sauf pour Mathilde (merveilleuse Mathilde aussi) qui suivit Julien jusqu'au tombeau qu'il s'était choisi, une petite grotte de la grande montagne dominant Verrières - on voit le symbole - et "à l'insu de tous, seule sa voiture drapée porta sur ses genoux la tête de l'homme qu'elle avait tant aimé". Tout se passa simplement pour Mme de Rénal qui fut fidèle à la promesse qu'elle avait faite : "Elle ne chercha en aucune manière à attenter à sa vie. Mais trois jours après Julien, elle mourut en embrassant ses enfants."
Il faut un très grand talent à Stendhal pour faire de dénouement sanglant - par une étrange alchimie qui transforme la souffrance en joie, l'amertume en douceur - un poème à la gloire de ses héros, une espèce de tragédie optimiste où l'on oublie la mort pour ne retenir que leur noblesse retrouvée. Tels qu'en eux-mêmes enfin...
Mais c'est peut-être dans La Chartreuse de Parme que le romancier porte à un point de perfection cette euthanasie littéraire. Clélia "ne survécut que de quelques mois à ce fils si chéri mais elle eut la douceur de mourir dans les bras de son ami". Trop amoureux et trop croyant pour avoir recours au suicide, car il espère "retrouver Clélia dans un meilleur monde", Fabrice se retire à la chartreuse de Parme mais n'y passe qu'une année. Gina, devenue comtesse Mosca, réunit toutes les apparences de bonheur mais de survit que fort peu de temps à Fabrice. Et c'est la conclusion fameuse du roman : "Les prisons de Parme étaient vides, le comte immensément riche, Ernest V adoré de ses sujets qui comparaient son gouvernement à celui du prince Eugène."
Tout continue. La mort engendre la vie. Peut-être le monde marche-t-il vers plus de bonheur. La tragédie se termine comme une histoire de fées douce-amère, à mi-chemin de la nostalgie et de l'ironie. Voilà comment sans être dupe, le romancier sublime la réalité et perpétue par un chef-d'oeuvre la destinée de ses héros.
En supprimant ainsi de sa création la mort dans ce qu'elle a d'horrible à ses yeux, Stendhal supprime du même coup une autre ennemie : la vieillesse. Julien, Fabrice, Octave, Clélia, Mme de Rénal meurent à la fleur de l'âge, dans tout l'éclat de leur jeunesse et de leur beauté, quand leur amour est à son zénith. Ils ne connaîtront ni l'usure de la passion ni le naufrage de la vieillesse. Une vieillesse qui au début du XIXe siècle commence à cinquante ans et même avant pour les femmes : il suffit, pour s'en convaincre, de relire par exemple La Femme de trente ans de Balzac.
On comprend que Stendhal qui met Shakespeare au-desus de tout, nourrisse une tendresse particulière pour Roméo et Juliette : cette histoire d'amour fou atteint un point de perfection dans la mesure précisément où les héros sont frappés en pleine jeunesse, au paroxysme d'une passion qui, par suite de leur diaparition même, restera intacte éternellement, miraculeusement préservée des injures du temps. C'est l'amour et la mort qui vont ici de conserve.
Permettez-moi, et ce sera ma conclusion, d'essayer de dire l'impression que me donnent les romans de Stendhal.
Eh bien ! malgré l'hécatombe du dernier acte, on ne ressent pas, à la lecture de ses romans, un sentiment d'abattement ou de désespoir. C'est encore une singularité de cet écrivain singulier.
Et pourtant !
Les personnages de Stendhal, je l'ai déjà souligné, meurent en pleine jeunesse et souvent de mort violente. Julien sur l'échafaud, Fabrice dans une chartreuse, Lamiel en prison, Octave de sa propre main au lendemain de sa nuit de noces et, dans Les Chroniques italiennes, suivant la réflexion de l'auteur, "le héros finit ordinairement par être décapité".
Leurs amours sont presque toujours malheureuses ou se heurtent à des obstacles meurtriers. Julien est exécuté pour avoir tiré à coups de revolver sur celle qu'il aime, Clélia est contrainte par les conventions sociales d'épouser un homme qu'elle n'aime pas. Follement amoureux et follement aimé Octave est impuissant à consommer son mariage. Lamiel la révoltée trouve la mort dans un incendie avec le compagnon d'aventure qu'elle s'est choisi, bandit de grand chemin. Dans Le Rouge et le Noir et La Chartreuse de Parme, comme dans Les Chroniques italiennes, la prison et cet autre espace clos qu'est le couvent jouent un rôle essentiel.
Voilà bien une étrange prédilection, dira-t-on, chez un écrivain, qui affiche son goût pour la chasse au bonheur.
Même s'il choisit comme héros des êtres d'exception dans des situations elles-mêmes exceptionnelles - il n'est pas donné à tout le monde heureusement de finir sur l'échafaud -, la vie est suffisamment tissée de drames quotidiens pour justifier sa démarche. D'autant plus que, quelque belle que soit la comédie le dernier acte est toujours sanglant, comme le note Pascal. Il n'y a donc pas chez Stendhal un parti pris de noircir la vie mais la volonté d'en montrer le caractère dramatique en partant de faits réels.
C'est là qu'intervient ce que l'on pourrait appeler la grâce de l'alchimie stendhalienne, la tragédie reste optimiste à cause sans doute de ce qu'elle recèle de confiance en l'homme.
On regrette la mort de ces héros rêveurs, tendres et violents, mais on est heureux de les avoir connus. Les prudents ont duré, les passionnés ont vécu, remarquait un moraliste du XVIIIe siècle. Julien, Fabrice, Lucien, chacun dans son registre particulier, ont eu une vie brève mais pleine, ardente, généreuse et, au-delà des différences de situation, ils ont en commun de pouvoir se dire au moment du bilan qu'ils n'ont pas à avoir honte d'eux-mêmes. Si on s'en tient aux normes de la réussite banale, ils ont connu l'échec - Julien ne sera qu'un instant comte de la Vernaye, Fabrice ne deviendra pas un haut dignitaire de l'Eglise et Lucien ne succédera pas à son père, banquier puissant -, mais les compromissions de la société n'auront pas de prise sur eux. Ils resteront intacts, libres de toute ambition subalterne.
Dans les circonstances les plus tragiques, ils échappent au désespoir par leur curiosité de la vie, la violence de leur passion, leur amour du beau et cette aptitude au bonheur qui est une forme de l'énergie vitale mais qui a naturellement pour revers une égale vulnérabilité à la souffrance. Ainsi chez Stendhal même la souffrance est-elle tonique. Elle est un moment de la vie, mais non pas sa condamnation. Elle est souvent en amour la rançon inévitable du bonheur.
André Gide remarquait qu'il ne suffit pas de bons sentiments pour faire de la bonne littérature. En quoi, s'il avait en vue la littérature édifiante, il avait parfaitement et totalement raison. Stendhal semble pourtant lui donner tort car ses héros sont habités par les bons sentiments.
A condition de s'entendre sur la signification du mot et de n'avoir pas peur de ceux par qui le scandale arrive, les critères stendhaliens risquant en effet de choquer quelque peu les amateurs de vertus ordinaires. comme nous en prévient ironiquement l'auteur, dans l'avertissement de La Chartreuse de Parme : "J'avouerai que j'ai la hardiesse de laisser aux personnages les aspérités de leurs caractères; mais en revanche, je le déclare hautement, je déverse le blâme le plus moral sur beaucoup de leurs actions ... Cette histoire n'est rien moins que morale et maintenant que vous vous piquez de pureté évangélique en France, elle peut vous procurer le renom d'assassin."
Souvenons-nous. Par amour d'une belle duchesse et de la République, un poète carbonaro tue le prince de Parme. Un plébéien révolté abandonne sa femme et blesse sa maîtresse à coups de revolver. Un Premier ministre conspire contre son roi pour plaire à celle qu'il aime. Un jeune prêtre simoniaque commet le péché de chair avec une marquise mal mariée. Une patricienne romaine devient meurtrière de son père qui a abusé d'elle. Sans faillir apparemment à l'honneur, le fils d'un banquier exécute les basses besognes d'un ministre de Louis-Philippe. Pour ne rien dire de la duchesse de La Chartreuse, un peu incestueuse, et de l'abbesse de Castro un tout petit peu enceinte.
On pourrait croire qu'il s'agit des vagabondages d'une imagination dépravée si le romancier n'avait pas emprunté ses sujets à la Chronique historique ou à la Gazette des tribunaux. Quoi qu'il en soit, il y a là, reconnaissons-le, de quoi soulever d'une juste indignation les prêtres de la morale traditionnelle.
Pourtant nous sommes à l'opposé du roman noir.
En fait, ces personnages apparemment scandaleux sont des femmes et des hommes d'honneur et la bassesse leur est étrangère. Ils ont l'hypocrisie en horreur et sont prêts à sacrifier intérêt, fortune, ambition à l'amitié, à l'amour ou même à une certaine idée qu'ils se font d'eux-mêmes.
A la fin du Rouge et Noir, quand son confesseur vient demander au héros de se convertir avec éclat, car ce serait un moyen sûr d'obtenir sa grâce, il s'attire cette fière réponse du condamné à mort qui ne veut pas devoir son salut au mensonge : "Et que me restera-t-il, répondit froidement Julien, si je me méprise moi-même ? ... Je me ferais fort malheureux si je me livrais à quelque lâcheté."
A Sainte-Beuve, qui estimait que La Chartreuse était un livre immoral, on opposera le jugement de ceux qui avec plus de raison croient distinguer dans l'oeuvre stendhalienne une ligne de partage très nette entre le bien et le mal, les héros se situant du côté de la vertu, même s'il s'agit, je l'ai déjà noté, d'une vertu singulière et scandaleuse. Se foutre complètement de tout, excepté de sa propre estime. Cette exigence souvent exprimée par l'auteur est perceptible chez tous ses héros, pour peu qu'on gratte au-delà de l'épiderme. C'est ainsi que le philosophe Alain remarque: "Comme si dans les trois fameux romans, et partout, le bien et le mal n'étaient pas séparés comme le ciel et l'enfer, et comme si Julien Sorel n'était pas au ciel, au lieu que l'hypocrite Tambeau est l'enfer même !"
Encore un trait spécifique à Stendhal : ce psychologue expert dans l'exploration du coeur humain ne craint pas de nous ramener à ce qu'il considère comme le choix décisif : être ou ne pas être un salaud. En vertu de ce manichéisme qui échappe lui aussi au manichéisme ordinaire - de même que sa conception de la vertu se situe au-delà du bien et du mal -, les personnages de ses romans se partagent en deux grandes familles : ceux qui ont l'âme noble et les autres. Mais ce que Paul Valéry disait de la bêtise, Stendhal aurait pu le dire de l'ignoble : ce n'était pas son fort. Il ne se complaît pas dans la peinture des fripouilles et des médiocres et en cela il est l'opposé du naturalisme et même loin de Balzac ou de Flaubert. Il se contente d'exécuter d'un mot ces fâcheux, mais à l'évidence il supporte mal leur compagnie et préfère retourner le plus possible à ses chers "happy few".
Stendhal est né trop tôt, assez cependant pour savoir comme Saint-Just qu'avec la Révolution française le bonheur est devenu "une idée neuve en Europe". Si cette grande espérance va au rythme de l'Histoire, c'est-à-dire à pas lents, si la République des sans-culottes, victorieuse des princes à Valmy, a débouché sur l'Empire et la monarchie de Juillet, il n'en reste pas moins au fond du coeur fidèle à ses premières amours jacobines. S'il s'intéresse à la politique, lui l'égotiste, c'est parce qu'il la considère comme une technique de la recherche du bonheur en société, du bonheur pour le plus grand nombre. Les temps ne sont pas encore venus et le siècle est celui de l'argent roi qui érige de nouveaux empires et emprisonne les âmes. Mais Stendhal n'a jamais oublié les enthousiasmes de sa jeunesse et il écrit en 1837 à l'âge de cinquante-quatre ans : "Que le lecteur s'il a moins de cinquante ans veuille bien se figurer, d'après les livres, qu'en 1794, nous n'avions aucune sorte de religion; notre sentiment intérieur et sérieux étant tout rassemblé dans cette idée : être utile à la patrie... Dans la rue nos yeux se remplissaient de larmes en rencontrant sur le mur une inscription en l'honneur du jeune tambour Bara !..."
L'individu peut aller à la chasse au bonheur et le trouver un moment dans l'amour ou le plaisir, celui des sens, celui que donne le rêve, les arts, la musique, la rencontre avec un paysage sublime ou la compagnie des âmes sensibles. Mais ce bonheur a ceci de singulier qu'il ne peut jamais totalement ignorer le monde extérieur ni supporter l'injustice qui frappe les autres. Ainsi Fabrice dans La Chartreuse alors qu'il vient de connaître auprès du lac Majeur un moment de joie privilégié, s'interroge sur les faveurs dont il bénéficie de la part du tyran de Parme. Bien qu'il s'efforce de plaider sa cause en jouant les cyniques : "Puisque ma naissance me donne le droit de profiter de ces abus, il serait d'une indigne duperie à moi de n'en pas prendre ma part", il le fait sans conviction et le charme est rompu : "Ces raisonnements ne manquaient pas de justesse; mais Fabrice était bien tombé de cette élévation de bonheur sublime où il s'était trouvé transporté une heure auparavant. La pensée du privilège avait desséché cette plante toujours si délicate qu'on nomme le bonheur."
Cette plante si délicate qu'on nomme le bonheur. Elle ne tolère pas l'existence de l'injustice. Elle se dessèche si elle ne fleurit pas aussi pour les autres. N'est-ce pas là un curieux égotisme chez un homme à ce point étranger à l'idée de Dieu, conscient de la fuite du temps, avide de jouir des plaisirs terrestres et de cueillir le bonheur quand il passe.
"La vie s'enfuit, ne te montre donc point si difficile envers le bonheur qui se présente, hâte-toi de jouir." Curieux égotisme qui se laisse séduire par "l'aride philosophie de l'utile" et ne peut supporter de fonder sa propre réussite sur le malheur d'autrui : "Il avait en exécration, dit-il de Fabrice, de faire le malheur d'un être quelconque, si peu estimable qu'il fût."
Stendhal est un écrivain qui interpelle l'avenir. S'il est à contre-courant de son temps, au lendemain de l'écroulement des rêves de 1789, c'est qu'il est en avance sur lui et qu'il se trouve, pour reprendre un mot d'Aragon, "dans la lumière de l'histoire".
Déjà il faisait scandale dans le salon de la comtesse Daru où on le regardait, dit-il "comme on regarde un baril de poudre", sans doute parce que ses idées sur la politique, la royauté, la religion, la morale composaient un mélange qu'on pourrait qualifier d'explosif. On ne s'étonnera pas que Metternich, dont la police le filait, l'ait jugé indésirable à Trieste. Non pas qu'Henri Beyle ait vraiment conspiré. Mais aux hommes du pouvoir ses idées apparaissaient, non sans quelque raison, comme subversives.
Fonctionnaire royal à Civitavecchia, il ignore l'obligation de réserve des diplomates au point d'effrayer parfois ses interlocuteurs : "Il veut parler librement, constate l'un d'entre eux, les pauvres Romains, qui ont une peur horrible de se compromettre ... se bouchent les oreilles et s'enfuient." Il pressent que la monarchie de Juillet sera passagère et le dit : "Combien de temps encore croyez-vous pouvoir arrêter ce torrent ?"
Contre l'hypocrisie de la morale régnante il ne perd pas une occasion de réhabiliter la sensualité, au risque de choquer les gardiens de la vertu : "Je soigne mes plaisirs, dit le marquis de La Mole, et c'est ce qui doit passer avant tout, du moins à mes propres yeux."
Dans Souvenirs d'égotisme Stendhal nous livre cette confidence fort immorale : "M. de la Fayette, dans cet âge tendre de soixante-quinze ans, a le même défaut que moi. Il se passionne pour une jeune Portugaise de dix-huit ans qui arriva dans le salon de M. de Tracy, où elle est l'amie de ses petites-filles ... Sa gloire européenne, l'élégance foncière de ses discours ... Ses yeux qui s'animent dès qu'ils se trouvent à un pied d'une jolie poitrine tout concourt à lui faire passer gaiement ses dernières années."
Il y a là, reconnaissons-le, de quoi faire frémir d'indignation ou d'envie les apôtres de la philosophie du désenchantement. Mais Stendhal, si sensible pourtant au tragique de la vie, refuse le gémissement perpétuel. Il le juge inconvenant et ridicule.
S'il n'a pas le sens du péché, il a par contre celui du devenir historique. Je serai lu en 1930, avait-il pronostiqué, et il voyait juste. C'est parce qu'il a compris profondément son temps qu'il est devenu un écrivain de tous les temps. Ce qui est admirable chez lui c'est cette prescience qui le conduit, comme le remarque Nietzsche, à être "si fort en avance sur son époque", à plaider pour la libération de la femme à un moment où les femmes elles-mêmes y pensent peu, à entrevoir qu'un jour la peine de mort sera abolie, à dénoncer la tyrannie de l'argent, à se faire, lui l'égotiste, le défenseur de "cette morale simple qui n'appelle vertu que ce qui est utile aux hommes", à annoncer les exigences et les tempêtes des temps modernes. Comme le dit l'abbé Blanès à Fabrice : "Tâche de gagner de l'argent par un travail qui te rendre utile à la société. Je prévois des orages étranges; peut-être dans cinquante ans ne voudra-t-on plus d'oisifs." Et comme le note l'écrivain lui-même : "Les riches devront bientôt chercher leur sécurité dans l'absence de désespoir chez les pauvres."
Pour toutes ces raisons et pour quelques autres, parce qu'il rejette la tyrannie et l'obscurantisme, parce qu'il rêve les yeux ouverts, parce qu'il a cette allègre insolence qui devient une vertu quand elle s'adresse aux puissants, parce qu'il croit en l'homme sans être dupe, parce qu'il s'intéresse aux autres sans ostentation, parce que ce dilettante ne cesse d'être hanté par la recherche du "bonheur pour le plus grand nombre", parce qu'il aspire à des temps nouveaux, parce que sa peinture du tragique de la vie échappe au scepticisme et au désespoir, Stendhal me paraît appartenir, comme l'observait Hugo à propos de Balzac "à la forte race des écrivains révolutionnaires".
Ñïèñîê ëèòåðàòóðû
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